Ce truc me grattait depuis des semaines. Si je me mettais de dos devant le miroir dans la salle de bain en tournant la tête, j'apercevais une zone rouge d’environ un centimètre entre mes omoplates. Il s’agissait probablement d’une tâche post-covid. J’avais entendu des plaintes d'autres personnes avec des problèmes similaires. Cette merde s’attaquait au système nerveux. 
Ce matin, les démangeaisons avaient finalement disparu. J'étais soulagée, même si ça tirait toujours sous la peau comme un bouton d'acné qu’on a envie d’écraser. J'ai pris une douche et j’ai mis ma chemise préférée en coton noir. Le tissu était doux et usé par des lavages multiples. Au moins, cela ne frottait pas contre le bouton. En me brossant les dents devant le miroir, j'ai croisé mon regard sous ma frange trop longue. J'hésitais entre la couper moi-même ou de prendre rendez-vous chez le coiffeur. Avant d’avoir eu le temps de décider, c’était l’heure de partir. Il était déjà huit heures et demie.  
En tant qu'indépendante mes heures étaient flexibles, mais ce jour là nous avions une réunion matinale. Je partageais un bureau dans un sous-sol avec quatre autres pigistes. L’idée c’était de collaborer sur des projets importants, en ayant également des missions individuelles. Les autres étaient tous extrêmement ponctuels. Je savais à quel point ils seraient énervés si je n'arrivais pas à l'heure. Une fois quand j'étais très en retard,  j’ai eu la mauvaise idée de prendre une grande brioche à la boulangerie pour les amadouer, mais Cina, qui était allergique au gluten, a résolument pris le sac et l’a mis à la poubelle sans un mot. Les autres ont eu l'air déçus, mais personne n’a osé s'y opposer. Cina était l'araignée de la toile. C’était elle qui a fait venir notre premier gros client, une entreprise des pompes funèbres spécialisée dans l’enterrement écolo. Elle était également à l’origine de notre nouveau projet, avec le nom provisoire "Lueur d’automne". Tout était encore au premier stade: Dans une chambre de pression, les cendres du défunt étaient comprimées jusqu'à ce qu'elles ne prennent plus de place qu'une tête d'épingle. La petite balle serait ensuite mise sous le plumage d'un oiseau migrateur et ainsi emmenée vers le sud de l’Europe ou Afrique. De cette façon, le dernier voyage serait comme des vacances au soleil.  
Ma carrière a commencé dans un autre domaine. J'ai été musicienne d'église. Pendant dix ans, j’ai gagné ma vie en tant que joueur d'orgue dans une petite paroisse. J'ai été renvoyé lorsque, en raison de réductions budgétaires, on m’a remplacé par de la musique enregistrée. Ma conseillère chez Pôle Emploi m'avait encouragée à changer de parcours. "Vous êtes si artistique," disait-elle en faisant un clin d'œil malicieux. "Voici quelque chose qui pourrait vous convenir." Elle m'a proposé un stage en rendu 3D par ordinateur et j'ai été acceptée, plutôt à cause des allocations généreuses que par un quelconque intérêt de ma part. Si j'étais bien créative et douée pour le dessin, mes camarades de classe avaient pourtant une grande longueur d'avance. Ils étaient beaucoup plus jeunes et plus ambitieux que moi. Plus tard, quand tout le monde postulait pour les stages en entreprise, les places dans l'industrie du jeu vidéo ont rapidement été prises. 
"Ne vous inquiétez pas", m’a conforté notre professeur quand je n'ai pas obtenu ni le premier, le deuxième ni le troisième choix. Peter Calinieri, surnommé Câlinou parce qu'il était beau avec un peu de bide, avait récemment quitté une carrière dans une agence de design internationale. Officiellement, c’était le burnout qui a mis terme à cette vie stressante avec les innombrables heures supplémentaires, mais la rumeur parlait aussi d'un cancer. J'espérais que ce n'était pas vrai. J'aimais beaucoup Peter et lui à son tour aimait bien mes dessins géométriques, influencé par le style des années 50. 
«J'ai gardé ça spécialement pour vous», disait-il en me donnant un post-it avec une adresse qui n'avait pas été dans la sélection initiale. «Puis le noir est vraiment votre couleur. Vous êtes goth, n'est-ce pas? 
J'ai répondu un peu gênée que j'étais probablement plutôt emo, mais il avait raison. J'étais faite pour le département de design chez Mortus. Ma mission était d'imaginer des emballages pour cadavre, c'est-à-dire des urnes et des cercueils. Il y avait une vraie demande pour des formes modernes et des matériaux innovateurs. Bien que je venais de terminer une formation en dessin informatique, j'ai surtout réalisé mes modèles en carton. 
«Cela ressemble à une boîte à chaussures! Essayez de faire mieux!” 
Mon chef de projet me poussait constamment à me dépasser. Je voyais bien que Cina était un winneuse, un femme qui allait toujours plus loin. 
“Tu t’es déjà dit des fois à quel point il est bête de juste redevenir terre? Les gens veulent peut-être devenir des fleurs ou des arbres, ou renaître des cendres comme l'oiseau phénix. Nous devrions pouvoir y contribuer. Pas seulement considérer le côté matériel.”  
Puisqu'elle ne s’est jamais montrée satisfaite de ce que j’avais conçu, c'était flatteur qu'elle voulait au moins partager ses pensées avec moi. Même quand je n'ai rien compris, j'ai hoché la tête comme si oui. A la fin du stage, on m'a proposé un CDI chez Mortus et j'aurais probablement signé le contrat si Cina ne m'avait pas convaincu de refuser. 
"Parce qu’on rêve toutes les deux de créer notre propre entreprise ensemble." 
Elle avait déjà fait une offre pour un bail d’un local dans la zone industrielle de la ville. Bien sûr, je rêvais de la sécurité financière, mais encore plus d’être encouragée et vue par elle. Un jeudi de novembre, journée grise d’automne, elle m'a présenté le reste de son équipe. Quelle déception que ce ne soit pas seulement avec moi qu'elle ait choisi de travailler! Tout le monde était ami avec elle d’une manière ou d'une autre. Vanja, rousse avec des gros seins, était membre de la même troupe de théâtre amateur. Une autre fille qui s'appelait Brittis, maigre et très timide, chantait dans la même chorale. Pierre qui était un ancien chauffeur de camion avait des enfants dans la même crèche alternative. Je n'ai jamais compris ce qu'avaient ces personnes en particulier pour être inclus dans son projet. Ils étaient tous insignifiants sans aucune connaissance apparente du secteur. C'était peut-être cela le secret, parce que notre petite agence marchait bien et l'argent est rentré sans problème. Je ne voyais jamais les autres en dehors du travail. Parfois, lorsque nous faisions des nocturnes sur certains projets, nous dînions ensemble au restaurant grec en face du bureau. Comme la consommation d'alcool était extrêmement modérée, aucune information personnelle révélatrice n’a jamais été divulguée. Un an plus tard, je ne savais toujours pas très bien quels étaient mes collaborateurs.
Ce matin-là, les autres étaient déjà assis autour de la table, chacun avec sa tasse de café, quand j’ai débarqué au bureau. Il était neuf heures cinq. A nouveau j’ai senti le truc qui me grattait dans le dos.
"Ferme la porte derrière toi et viens ici," a dit Cina. 
J’ai rapidement enlevé ma veste et je me suis assise à côté d'elle. Tous les regards étaient tournés vers moi, sans qu’un mot ne soit prononcé. J'ai décidé de rompre le silence, même si normalement c'était le rôle de Cina d’ouvrir les réunions.
- Où en est-on? ai-je dit. Avons-nous des nouvelles de la part du client? 
Cina a posé sa main sur mon épaule. Elle avait l'habitude de toucher les gens, d’enlever des cheveux ou d'arranger les cols de chemise, mais cette fois-ci ses doigts sont descendus pour s'arrêter aux omoplates. Elle y a appuyé avec beaucoup de force. 
-Aie! ai-je crié. 
C'était comme si quelque chose s'était cassé en moi. J'espérais que le bouton d’acné n’avait pas explosé, qu’il n’y aurait pas maintenant une tache sur ma chemise. Ma frange collait avec de la sueur contre le front. Pierre rigolait, Brittis gloussait alors qu'elle tordait un mèche de ses blonds cheveux abimés et Vanja montrait ses dents jaune de nicotine dans un sourire radieux. Le regard de Cina s’est aussi allumé. Je me suis dit qu'elle avait probablement sélectionné les autres afin de paraître parfaite elle-même. Mais pourquoi m'avait-elle choisi?
- Notre expérience a réussi, a-t-elle dit. Les cendres ont germé. Bientôt, Peter sera récolté. 
Les autres ont applaudi. 
- Puis-je le ressentir? a demandé Vanja. 
Cina a fait signe de oui, puis elle a pris la main de Vanja qu’elle a placée dans mon dos. J'ai senti l'épais index de Vanja fouiller entre mes omoplates. Je voulais partir, mais Pierre s'était soudainement levé et tenait fermement mes épaules. Y avait-il encore du pus dans le bouton? Quelque chose me faisait terriblement mal. 
- Comme il est grand! a dit Vanja surexcitée. 
- Il est en pleine phase de croissance, lui a répondu Cina. Dans quelques instants, Peter sera prêt.
- C’est qui Peter? J'ai demandé même si j’ai cru connaître la réponse.  
- Tu connais pas Calinou?, m’a dit Brittis en rigolant. Tu étais pourtant son élève.
- Regarde, une main! a dit Vanja. Comme ça pousse vite! 
J'ai jeté un œil par-dessus mon épaule. Ce n'était pas facile avec Pierre qui me cachait la vue, mais j'ai cru voir quelque chose qui sortait de mon dos et en même temps la douleur se décuplait. Un cri d’agonie retentit dans la pièce et j'ai compris qu'il venait de moi. 
Le haut du corps de Peter Calinieri était maintenant sorti par le petit trou de mon dos. Il a étendu les bras comme pour m'embrasser. Cela m’a dégoûtée et j'ai fixé Cina des yeux. Elle pleurait doucement. 
- Tu étais l'hôte parfait, m’a-t-elle dit à voix basse. C’est pour ça qu’on t’a choisi tous les deux. Peter et moi on s’aime comme des malades. Jamais je n’aurai pu supporter de le perdre à cause d'un cancer. Je serai toujours reconnaissant que tu lui aies rendu la vie. 
Sa voix me semblait de plus en plus lointaine. Mon ancien professeur s’étirait et a pris quelques pas maladroits sur ma carcasse molle, effondrée par terre comme une peau de bête. Même si je maîtrisais à la perfection la conception de cercueils, je n'avais pourtant jamais pensé à mes propres funérailles. Ce ne serait plus nécessaire de toute façon. J'étais déjà en train de planer au-dessus de la coquille vide qui jusqu'à ce matin était mon propre corps. 
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